LE VIEUX CON
Aurélie avait classé son monde en deux catégories : les papys et les mamies d’un côté, et les vieux cons de l’autre. Son monde, c’était la maison de re-traite où elle faisait son stage pour devenir aide-soignante.
Le père Morène appartenait à la deuxième catégorie. Un vieux qui puait et était méchant comme la teigne. Non qu’il eût jamais insulté ou frappé qui que ce soit, mais il suffisait de le voir se lever brusquement lorsque madame Valette s’asseyait à sa table, le sourire aux lèvres, les yeux pétillants de ma-lice, pour le goûter ou pour faire la quatrième à la belotte, pour savoir que cet homme n’aimait pas le genre humain en général et les femmes en parti-culier.
Un vraie mamie, tellement délicieuse, cette madame Valette, qui avait tou-jours un mot gentil pour les uns et pour les autres, qui n’oubliait aucun an-niversaire, et qui, pour Noël et pour le nouvel an, offrait aux membres de l’équipe soignante une boite de chocolat. Un vrai rayon de soleil dans ce mouroir. Elle riait comme une enfant, toujours prête à rendre service, at-tentive aux autres.
Le père Morène, lui, préférait s’isoler sur un banc, dans le parc, les mâ-choires crispées sur ses gencives édentées, les mains pressant le bec de sa canne jusqu’à ce que les jointures en deviennent blanches.
Lorsque le père Morène ne se réveilla pas le matin du 14 juillet, Aurélie ne put s’empêcher de dire :
- Ça fera toujours un vieux con de moins !
- Il ne faut pas dire ça, la gronda gentiment madame Valette. Il devait avoir ces raisons cet homme pour ne pas aimer son prochain.
- Vous êtes trop indulgente, madame Valette.
- Mais non, je connais la vie, et les hommes, allez !
Alors qu’elle quittait son travail, Aurélie aperçut un gros homme rougeaud assis devant la morgue (le dépositoir, comme on disait). Madame Valette s’approchait à petits pas pour présenter ses condoléances.
- Ah non, pas vous, rugit le gros homme.
- Comme vous voulez, monsieur Morène, dit tristement madame Valette.
Aurélie sentit que la vieille dame si gentille était à deux doigts de pleurer. Elle ne peut s’empêcher de dire :
- La méchanceté, c’est de famille.
L’homme rougeaud la regarda. Qu’il aille se plaindre à la directrice, et celle-ci saquerait Aurélie pour sa note de stage. Au contraire de quoi, l’homme poussa un soupir et lui dit :
- Asseyez-vous !
- J’ai fini ma journée.
- Asseyez-vous quand même, je n’en aurai pas pour longtemps, et après ce que vous avez dit, vous me devez bien ça. Vous lui devez bien ça à lui aussi, dit-il, en donnant un coup de menton en direction du dépositoir.
Aurélie prit place à côté du gros homme.
- Vous pensez que je suis un gros con, comme mon père, c’est ça ?
La jeune femme ne répondit pas.
- Pour ce qui me concerne, vous avez sans doute raison, je suis un gros con qui bosse 70 heures par semaine comme artisan plombier, et qui n’a jamais eu le temps ni de s’occuper de son vieux père, ni de ses enfants.
L’homme alluma une cigarette.
- Ils tournent mal mes fils, mais c’est bosser comme un malade ou le chô-mage, alors… Enfin voilà, un jour j’ai eu votre âge, à l’époque c’était mai 68 et j’étais maoïste, pour emmerder mon vieux, qui lui était socialiste. Mon père, il était mineur, il est descendu à 14 ans pour la première fois dans la fosse. On peut dire qu’il a eu de la chance, il n’a pas choppé la silicose comme la plupart de ses copains.
Il tira une bouffée, fit la grimace et écrasa la clope.
- Par contre c’est la milice qui l’a choppé au printemps 44. Un dimanche, il est tombé sur un parachutiste anglais blessé. A nuit tombée, il l’a ramené à la maison, il a fait venir un médecin, il a pris contact avec un vieux commu-niste qu’il pensait faire partie d’un réseau, et effectivement les gars du ma-quis sont venus chercher l’anglais quelques jours plus tard.
Il tâta ses poches, sortit son paquet de cigarette, le regarda, le froissa et le jeta.
- Quelques heures après que l’anglais fut parti, la milice débarquait chez lui, et il ne revint des camps qu’au début de l’été 45.
L’homme regarda la pointe de ses chaussures.
- Et moi, comme un jeune con, en mai 68, je n’ai rien trouvé de mieux que de le traiter d’esclave.
Il se perdit encore une fois dans ses pensées.
- Au lieu de me balancer une paire de claques, mon père m’a regardé. Il m’a dit : « Tu as raison, esclave je l’ai été, là-bas, à Auschwitz. Si je l’avais ouvert, je ne serai jamais revenu, alors j’ai subi, comme les copains. Mais quelquefois c’est plus difficile de se taire que d’ouvrir sa grande gueule. Parce que figure-toi que lorsque les miliciens m’ont arrêté, au petit matin, leur chef a bien observé si personne ne le regardait, et il a fait un petit signe de la main en direction d’une fenêtre. J’ai levé la tête, et j’ai eu le temps de voir la Valette derrière les volets mi-clos. Je n’oublierai jamais le regard haineux qu’elle m’a jeté, et ce sourire atroce qui enlaidissait son visage. Elle en jouissait la garce. On m’a torturé, j’ai eu droit à la baignoire, on m’a roué de coups, écrasé les couilles entre deux planchettes, mais je n’ai rien dit. Quand je suis revenu des camps, j’ai choisi de me taire encore. Je savais que la Valette savait que je savais qu’elle m’avait dénoncé, mais je pensais que le remords et de me voir vivant tous les jours ça lui aurait rabaissé son caquet et que c’était la pire des punitions, pire que le peloton d’exécution. Ça a été vrai quelques temps, mais elle a repris de l’assurance la Valette, et deux ou trois ans plus tard ça n’en valait plus la peine, personne ne m’aurait cru, on m’aurait demandé pourquoi je n’avais pas parlé plus tôt. »
L’homme soupira et se leva :
- Bon, il faut que j’y aille. Les formalités, vous comprenez. Que cela ne vous empêche de passer une bonne journée. C’est le 14 juillet, allez danser ce soir.
Le lendemain, la mère Valette s’approcha pour la collecte.
- Quand même, ce pauvre monsieur Morène, on ne peut pas le laisser partir sans une couronne.
Aurélie songea à la couronne d’épine qui coiffa un fils de charpentier quel-ques 2000 ans plus tôt. Elle pensa se lever sans répondre. Mais il y avait son stage, et la directrice, et la Valette capable de déblatérer sur son compte avec son air de ne pas y toucher.
Elle grimaça un sourire :
- Je préfère offrir au papy Morène des fleurs des bois, des fleurs des champs, de celles qui éclosent en liberté.
Il lui faudrait se taire, faire semblant de ne pas savoir, se comporter comme avant.
Son stage lui semblerait long, mais long.
Inédit, 14 juillet 2004
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