«Moi, j’ai jamais tué personne»
Jean Cabut – le futur Cabu – a servi plus de deux ans en Algérie. Deux ans à crever de trouille et de rage
Le soldat Cabut Jean a 20 ans. Il est perché sur un piton rocheux, quelque part dans le Constantinois, un jour de 1958. Il n’aime pas ça, être en opération. Il s’agit d’encercler une zone de 5 kilomètres de diamètre, pendant que paras et légionnaires procèdent au «nettoyage». S’il voit des fuyards, le soldat Cabut doit tirer. Mais il n’y a jamais de fuyards. Il y a des prisonniers et des morts, qu’on laisse sur place, avec des fourmis qui dansent la sarabande sur les corps abandonnés. «Moi, j’ai jamais tué personne.»
La nuit, quand il monte la garde, le soldat Cabut entend les coyotes et il a peur. Souvent, comme son adjudant l’a pris en grippe, il fait la corvée de vaisselle, au fond de l’oued, en s’emmêlant les jambes dans son fusil. Il porte des lunettes et a décidé, à l’entraînement, de toujours tirer dans la cible de son voisin. Ses chefs l’appellent «l’intellectuel» et le méprisent. Il avait un ami, Christian, instituteur en Dordogne, qui refusait de chanter les chansons de marche. On l’a envoyé dans un bataillon disciplinaire du Sud algérien et il a été tué dans un accrochage. Depuis, le soldat Cabut ne parle plus à personne: il craint d’être accusé de faire du mauvais esprit et d’être envoyé dans un bataillon disciplinaire. Il pense que, si son copain avait chanté, il ne serait pas mort.
L’adjudant dit: «On est là pour défendre trois départements français.» Mais le soldat Cabut trouve que l’Algérie, ça ne ressemble pas à la France. «Ça ressemble à l’Algérie et les Algériens, manifestement, n’ont pas envie que les soldats français restent là à tuer des Algériens.» Il a envie de leur parler, mais ils ne sont pas très coopératifs. Quand les soldats redescendent de leur piton, ils aiment bien aller au BMC, le bordel militaire contrôlé. Les femmes, toutes arabes, ne sont plus toutes jeunes, mais ce n’est pas cher. Alors, ils se soûlent avant, pour se mettre en forme. «Dans la chambrée, les gars parlent toujours des "bougnoules", des "crouilles" et des "melons", mais ça ne les gêne pas de baiser leurs femmes, leurs sœurs ou leurs mères.» Le soldat Cabut, lui, ne va pas au bordel. Avec les billets de 5 francs que sa mère lui envoie dans ses lettres, il préfère s’acheter des journaux comme «le Monde». Souvent, la censure a blanchi les articles qui concernent l’Algérie, ce qui fait qu’on ne sait pas bien ce qui se passe.
Un jour, de retour de son piton, le soldat Cabut entend une chanson de Trenet qui s’échappe d’un transistor. Ce n’est pas la meilleure de Trenet. Mais aujourd’hui encore, Jean Cabut, devenu Cabu, l’a toujours à portée de main. La chanson dit: «Le vieux piano de la plage ne joue qu’en fa, qu’en fatigué/ Le vieux piano de la plage possède un la qui n’est pas gai…» Elle parle d’amour et de vacances. Lui, il est à la guerre et il déteste ça. D’entendre la chanson, il se sent redevenir vivant.
Bientôt, il envoie des dessins à «Bled», le journal de l’armée française, qui est là pour stimuler le moral des troupes. Ils sont tout de suite acceptés. L’héroïne, c’est Catherine, la fille du colonel, qui dans une autre vie se transformera en fille du proviseur. L’adjudant M., celui qui l’appelait «l’intellectuel», deviendra, lui, cette brute bornée d’adjudant «Kronenbourg»…
Puisqu’il sait tenir un crayon, le soldat Cabut peut tout aussi bien tenir le pinceau. Le voilà au cinquième bureau d’action psychologique, au service des arts graphiques, chargé de tâches étranges, comme de dessiner les bulletins « oui » et « non », pour le référendum sur l’autodétermination, avec le non sur fond violet parce que, lui a-t-on dit, «pour les musulmans, c’est la couleur de la mort». Une autre fois, il doit grimper à 20 mètres de haut, sur une échelle, pour peindre aux endroits stratégiques de la ville le slogan du moment: «De Gaulle vous offre la paix des braves.» Il a peur de tomber, mais c’est toujours mieux que de se retrouver sur son maudit piton.
Et puis un jour de juin 1960, c’est fini. Jean Cabut rentre chez lui. Sur le bateau, quand il aperçoit les côtes de France, il se met à pleurer.A. L.
Nouvel Obs
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Une fois n'est pas coutume j'ai acheté le nouvel obs en papier, avec le DVD ... j'ai regardé cela après * le silence de la mer * .. moche ce siècle décidément ... bon et ben ben .. il est temps de crever l'abcès je crois!