Minuit ! la cinquième heure aux horloges turques ; les veilleurs de nuitfrappent le sol de leurs lourds bâtons ferrés. Les chiens sont enrévolution dans le quartier de Galata et poussent là-bas des hurlementslamentables. Ceux de mon quartier gardent la neutralité et je leur en saisgré ; ils dorment en monceaux devant ma porte. Tout est au grand calmedans mon voisinage ; les lumières s'y sont éteintes une à une, pendant cestrois longues heures que j'ai passées là, étendu devant ma fenêtre ouverte.
À mes pieds, les vieilles cases arméniennes sont obscures et endormies ;j'ai vue sur un très profond ravin, au bas duquel un bois de cyprèsséculaires forme une masse absolument noire ; ces arbres tristes ombragentd'antiques sépultures de musulmans ; ils exhalent dans la nuit des parfumsbalsamiques. L'immense horizon est tranquille et pur ; je domine de hauttout ce pays. Au-dessus des cyprès, une nappe brillante, c'est la Corned'or ; au-dessus encore, tout en haut, la silhouette d'une villeorientale, c'est Stamboul. Les minarets, les hautes coupoles des mosquéesse découpent sur un ciel très étoilé où un mince croissant de lune estsuspendu ; l'horizon est tout frangé de tours et minarets, légèrementdessinés en silhouettes bleuâtres sur la teinte pâle de la nuit. Lesgrands dômes superposés des mosquées montent en teintes vagues jusqu'à lalune, et produisent sur l'imagination l'impression du gigantesque.
Tout cependant est silencieux dans Constantinople... À onze heures, descavaliers et de l'artillerie sont passés au galop, courant vers Stamboul ;et puis le roulement sourd des batteries s'est perdu dans le lointain,tout est retombé dans le silence.
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Je suis là à deux heures du Deerhound, presque à la campagne, dans unecase à moi seul. Le quartier est turc et pittoresque au possible : une ruede village où règne dans le jour une animation originale ; des bazars, descafedjis, des tentes ; et de graves derviches fumant leur narguilhé sousdes amandiers.
Une place, ornée d'une vieille fontaine monumentale en marbre blanc,rendez-vous de tout ce qui nous arrive de l'intérieur, tziganes,saltimbanques, montreurs d'ours. Sur cette place, une case isolée, --c'est la nôtre.
En bas, un vestibule badigeonné à la chaux, blanc comme neige, unappartement vide. (Nous ne l'ouvrons que le soir, pour voir, avant de nouscoucher, si personne n'est venu s'y cacher, et Samuel pense qu'il est hanté.)
Au premier, ma chambre, donnant par trois fenêtres sur la place déjàmentionnée ; la petite chambre de Samuel, et le haremlike, ouvrant àl'est sur la Corne d'or.
On monte encore un étage, on est sur le toit, en terrasse comme un toitarabe ; il est ombragé d'une vigne, déjà fort jaunie, hélas ! par le vent de novembre.
Tout à côté de la case, une vieille mosquée de village. Quand le muezzin,qui est mon ami, monte à son minaret, il arrive à la hauteur de materrasse, et m'adresse, avant de chanter la prière, un salam amical.
La vue est belle de là-haut. Au fond de la Corne d'or, le sombre paysaged'Eyoub ; la mosquée sainte émergeant avec sa blancheur de marbre d'unbas-fond mystérieux, d'un bois d'arbres antiques ; et puis des collinestristes, teintées de nuances sombres et parsemées de marbres, descimetières immenses, une vraie ville des morts.
À droite, la Corne d'or, sillonnée par des milliers de caïques dorés ;tout Stamboul en raccourci, les mosquées enchevêtrées, confondant leursdômes et leurs minarets.
Là-bas, tout au loin, une colline plantée de maisons blanches ; c'estPéra, la ville des chrétiens, et le Deerhound est derrière.
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Chaque soir, on nous trouve, comme deux bons Orientaux, fumant notrenarguilhé sous les platanes d'un café turc, ou bien nous allons au théâtredes ombres chinoises, voir Karagueuz, le Guignol turc qui nous captive.Nous vivons en dehors de toutes les agitations, et la politique n'existepas pour nous.
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Les aventures et les méfaits du seigneur Karagueuz ont amusé un nombreincalculable de générations de Turcs, et rien ne fait présager que lafaveur de ce personnage soit près de finir.
Karagueuz offre beaucoup d'analogies de caractère avec le vieuxpolichinelle français ; après avoir battu tout le monde, y compris safemme, il est battu lui-même par Chéytan, -- le diable, -- quifinalement l'emporte, à la grande joie des spectateurs.
Karagueuz est en carton ou en bois ; il se présente au public sous formede marionnette ou d'ombre chinoise ; dans les deux cas, il est égalementdrôle. Il trouve des intonations et des postures que Guignol n'avait passoupçonnées ; les caresses qu'il prodigue à madame Karagueuz sont d'uncomique irrésistible.
Il arrive à Karagueuz d'interpeller les spectateurs et d'avoir ses démêlésavec le public. Il lui arrive aussi de se permettre des facéties tout àfait incongrues, et de faire devant tout le monde des choses quiscandaliseraient même un capucin. En Turquie, cela passe ; la censure n'ytrouve rien à dire, et on voit chaque soir les bons Turcs s'en aller, lalanterne à la main, conduire à Karagueuz des troupes de petits enfants. Onoffre à ces pleines salles de bébés un spectacle qui, en Angleterre,ferait rougir un corps de garde.
C'est là un trait curieux des moeurs orientales, et on serait tenté d'endéduire que les musulmans sont beaucoup plus dépravés que nous-mêmes,conclusion qui serait absolument fausse.
Les théâtres de Karagueuz s'ouvrent le premier jour du mois lunaire duRamazan et sont fort courus pendant trente jours.
Le mois fini, tout se ramasse et se démonte. Karagueuz rentre pour un andans sa boîte et n'a plus, sous aucun prétexte, le droit d'en sortir.
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Un pâle soleil de mars se couche sur la mer de Marmara. L'air du large estvif et froid. Les côtes, tristes et nues, s'éloignent dans la brume dusoir. Est-ce fini, mon Dieu, et ne la verrai-je plus ?
Stamboul a disparu ; les plus hauts dômes des plus hautes mosquées, touts'est perdu dans l'éloignement, tout s'est effacé. Je voudrais seulementune minute la voir, je donnerais ma vie pour seulement toucher sa main ;j'ai une envie folle de sa présence.
J'ai encore dans la tête tout le tapage de l'Orient, les foules de Constantinople, l'agitation du départ, et ce calme de la mer m'oppresse.
Pierre Loti * Aziyadé * .. qui m'a tellement fait rêver ...[/img]